"Les dépossédés de l'open space : une critique écologique du travail", Fanny Lederlin répond à nos questions dans cette nouvelle interview.
Sommaire :
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire cet ouvrage ?
Quelle est votre définition du néotravail ?
Avec l’explosion du Digital et en étant totalement réaliste est-il possible de travailler de manière écologique ?
Quelles sont les quatre voies que les collaborateurs d’une entreprise doivent prendre pour tendre vers un modèle d’éco-travail ?
Télétravail et écologie sont-ils compatibles ?
Un conseil pour l’avenir ?
1) Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire cet ouvrage ?
J’ai travaillé pendant quinze ans dans le domaine de la communication, avec beaucoup de joie et de satisfaction. Mais, au cours des dernières années, alors que la digitalisation transformait radicalement mon métier, j’ai perçu une dégradation de mes conditions de travail : les délais se raccourcissaient, les relations avec les clients se durcissaient, les projets me paraissaient de plus en plus déconnectés avec les évolutions de la société.
J’ai donc décidé de prendre du recul et de reprendre les études (de philosophie). Et c’est en débutant ma thèse que j’ai réalisé que j’avais de quoi proposer une réflexion théorique sur les mutations que j’avais observées en tant que travailleuse.
2) Quelle est votre définition du néotravail ?
J’utilise le néologisme « néotravail » pour désigner les formes actuelles du travail (qui sont donc contemporaines du « néolibéralisme »). Elles résultent des mutations technologiques, mais aussi managériales et organisationnelles des dernières décennies.
Les mutations technologiques, c’est-à-dire la digitalisation et l’essor de l’intelligence artificielle, qui ont rendu possible l’émergence d’un « capitalisme de plateforme » fondé sur l’exploitation des données et l’offre de services désintermédiés (ce que l’on appelle aussi l’ubérisation). Et les mutations managériales, c’est-à-dire le triomphe, dans l’organisation du travail, des valeurs d’indépendance, d’adaptation et de performance.
Ces mutations ont produit de nouvelles modalités de travail, dont le travail digital (chauffeurs, livreurs, mais aussi travailleurs du clic) est un exemple emblématique. Mais ces nouvelles modalités de travail recouvrent aussi la généralisation du travail indépendant et du télétravail, ou encore la précarisation du travail du soin (ménage, assistance aux personnes fragiles ou vulnérables : malades, personnes âgées, enfants, etc.). Et elles ont selon moi en commun le fait de témoigner d’une atomisation et d’une tâcheronisation du travail.
3) Avec l’explosion du Digital et en étant totalement réaliste est-il possible de travailler de manière écologique ?
On réduit trop souvent la question écologique à une approche quantitative : comment réduire les émissions de CO2 ? Comment réduire la production de déchets ? C’est évidemment une dimension essentielle, mais « travailler de manière plus écologique » recèle selon moi bien autre chose.
Le mot « écologie » vient du grec « oikos » : la maison. L’écologie désigne le soin (qui passe par l’étude et le savoir) que l’on apporte à notre « maison », le lieu où nous habitons (qui se trouve être une toute petite planète au milieu de l’univers). Et cela passe par une réflexion sur ce que nous avons en « commun ».
Qu’est-ce qui nous lie, en tant qu’habitants de la même maison, et que faisons-nous en commun ? Voilà pour moi les questions que nous devons nous poser quand nous nous demandons si nous travaillons de manière écologique. A l’évidence, le néotravail, qui atomise les travailleurs - c’est-à-dire qu’il les met en concurrence, les sépare et les disperse en autant de travailleurs autonomes - et qui les tâcheronise - c’est-à-dire qu’il leur donne des tâches répétitives, contrôlées (par des algorithmes) et dont ils ne peuvent pas questionner la finalité -, ne contribue pas à fabriquer du « commun ».
Et l’explosion du Digital, qui est la mutation technologique à l’origine du néotravail, en est directement responsable. Bien entendu, ce n’est pas le Digital en tant que tel qui est néfaste, mais la manière dont nous en faisons usage, dans l’économie productiviste et capitaliste qui est la nôtre.
4) Quelles sont les quatre voies que les collaborateurs d’une entreprise doivent prendre pour tendre vers un modèle d’éco-travail ?
Pourquoi quatre voies et pas deux ou dix ? Je n’ai pas de réponse sous la forme de « best practices ». Et d’ailleurs ce n’est pas du tout ce que je cherche. Je crois plus, pour l’instant, à la vertu des questions. Je sais que beaucoup s’impatientent au prétexte de l’urgence climatique : « maintenant on a assez réfléchi, il est temps d’agir ! ».
Je me méfie beaucoup de ce type de discours qui empêche d’aborder les problèmes de manière radicale. Bien sûr, nous pouvons adopter des tas de gestes pour tenter de limiter l’impact de notre activité sur l’environnement : limiter nos trajets pour aller travailler, éteindre nos ordinateurs en fin de journée, compenser nos émissions de carbone. Mais le vrai sujet c’est la finalité collective du travail : pourquoi travaillons-nous ? Quel type de société notre travail érige-t-il ? Contribuons-nous au bien commun ? Notre performance individuelle passe-t-elle par une exploitation de la planète ? des autres ? de nous-mêmes ?
Attention : je ne veux surtout pas dire qu’il faut que tout le monde s’engage dans le secteur associatif ou crée une énième start up « good for people ». Mais plutôt que chacun, depuis l’endroit où il se trouve, se demande comment remettre du collectif dans son travail : de la solidarité, de l’entraide, une réflexion critique, et même, pourquoi pas, des luttes sociales. Parce que ce n’est qu’en renouant avec le collectif que nous aurons une chance d’ériger une société plus écologique.
5) Télétravail et écologie sont-ils compatibles ?
Là encore, une réponse qui se bornerait à prendre en compte les aspects quantitatifs me semblerait erronée. Bien sûr, le télétravail limite les déplacements, donc les émissions de CO2 des travailleurs. Donc c’est écologique. Mais notons qu’en contrepartie le télétravail fait exploser la consommation d’énergie liée aux appareils numériques. Et puis surtout, au-delà de cela, le télétravail renforce considérablement les deux manifestations essentielles du néotravail que sont l’atomisation et la tâcheronisation.
Quand chacun travaille chez soi, comment faire vivre le collectif ? Comment créer du lien social ? Comment questionner collectivement le travail ? Comment les syndicats peuvent-ils jouer leur rôle ? Et quand chacun est occupé à réaliser sa tâche, chez lui, derrière son écran, comment faire surgir des moments informels propices à la création, mais aussi à la réflexion et à la critique ? La valeur suprême du télétravail, c’est l’indépendance : loin de son patron et de ses collègues, on n’est plus dérangé dans son travail et on peut laisser libre court à sa performance individuelle.
Cela ne remet aucunement en cause le productivisme, qui est à l’origine de la crise écologique que nous traversons. Pour que le télétravail soit compatible avec l’écologie, il faudrait qu’il ait pour valeur l’ « interdépendance », et qu’il contribue à fabriquer du « commun ». Comment ? En le dissociant du travail à domicile. Ce qui rend le télétravail anti-écologique, c’est le repli de chacun sur sa sphère privée. S’il l’on travaillait dans des tiers-lieux, des espaces de travail aménagés dans les quartiers par exemple, on pourrait peut-être inventer de nouvelles manières de travailler, plus écologiques et plus solidaires.
6) Un conseil pour l’avenir ?
Surtout pas ! Faisons de notre mieux au présent, ce sera déjà ça.
Lederlin F., Les dépossédés de l'open space : une critique écologique du travail, mars 2020.
Une interview de Fanny Lederlin par Tiphaine Rabolt pour FoxRH.
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