La question du port de signes distinctifs religieux dans l’entreprise donne lieu depuis plusieurs années à d’importants débats, sur le plan tant national qu’européen.
En France, depuis la loi du 11 octobre 2010 (L. n°2010-1192, JO 12 octobre), il est formellement interdit de porter une tenue destinée à dissimuler son visage sur les voies et lieux publics ainsi que dans les lieux affectés à un service public.
Mais qu’en est-il pour les entreprises privées ne gérant pas un service public ?
Dans quelles conditions un employeur peut-il restreindre la liberté de ses employés d’exprimer leurs convictions religieuses ?
Revenons dans un premier temps sur l’état actuel du droit français :
Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché (articles L. 1121-1 et L. 1321-2-1 du Code du travail).
Par ailleurs, aucune discrimination ne peut être infligée à un salarié (ou à un candidat à un poste) à quelque titre que ce soit, sauf lorsque cette différence de traitement répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et si l’objectif est légitime et l’exigence proportionnée (articles L. 1132-1 et L. 1133-1 du Code du travail).
L’affaire récente de la crèche privée Baby-Loup a fait couler beaucoup d’encre.
Une employée de la crèche avait été licenciée parce qu’elle portait le voile islamique alors que le règlement intérieur prévoyait que : « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby-Loup ».
Après une longue procédure au cours de laquelle les différentes juridictions saisies, Conseil de Prud’hommes, Cours d’Appel, Cour de Cassation, ont rendu des décisions contraires, les unes validant, les autres annulant le licenciement, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation s’est prononcée.
Elle a alors jugé qu’en l’espèce, « la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l'association et proportionnée au but recherché » (Cass. Ass. Plénière, 25 juin 2014, n°13-28369).
Le licenciement a donc été considéré comme justifié.
Comme souvent, des débats parlementaires ont fait suite aux débats judiciaires et médiatiques, jusqu’à l’adoption de la loi Travail du 8 août 2016, instaurant notamment un nouvel article L. 1321-2-1 autorisant expressément les entreprises à inscrire le principe de neutralité dans leur règlement intérieur, et à restreindre la manifestation des convictions des salariés :
Si ces restrictions sont justifiées par :
l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux,
ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise
et si elles sont proportionnées au but recherché.
Le ministère du Travail a par ailleurs diffusé, le 26 janvier 2017, un guide pratique sur le fait religieux dans les entreprises privées, élaboré en concertation avec les organisations syndicales et patronales, et traitant des problématiques très concrètes auxquelles peuvent être confrontés les employeurs : http://travail-emploi.gouv.fr/droit-du-travail/relations-au-travail/pouvoir-de-direction/guide-du-fait-religieux-dans-les-entreprises-privees/
Arrêtons-nous désormais sur la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE).
Le 14 mars 2017, la Cour de justice de l’Union Européenne a rendu deux nouveaux arrêts précisant encore les conditions dans lesquelles la liberté d’exprimer ses convictions religieuses, en l’occurrence par le port du voile islamique, peut être restreinte par l’employeur (CJUE, 14 mars 2017, n° C-157/15, S. Achbita et al. c. G4S Secure Solutions ; CJUE, 14 mars 2017, n°C188/15, A. Bougnaoui et al. c. Micropole Univers).
Le premier arrêt répondait à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation belge : l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant de manière générale le port visible sur le lieu de travail de tout signe politique, philosophique ou religieux, constitue-t-elle une discrimination directe au sens de la directive 2000/78/CE du Conseil, en date du 27 novembre 2000 ?
Il s’agissait donc d’une affaire assez similaire à celle de la crèche baby Loup précédemment évoquée et, pour les mêmes raisons que celles retenues par l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation, la CJUE a considéré que cette interdiction n’était pas constitutive d’une discrimination directe, la règle interne étant de portée générale.
Le second arrêt répondait à une question préjudicielle de la Cour de cassation française :
Le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service informatique de cette société assurées par une salariée portant le foulard islamique constitue-t-il une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 §1 de la directive 2000/78 (transposé à l’article L. 1133-1 du code du travail cité ci-dessus) ?
La Cour a jugé que la notion d’ « exigence professionnelle essentielle et déterminante » renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause.
Or, en l’espèce, la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers de son client est une considération totalement subjective, et ne peut donc pas constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 de la directive.
Ainsi, un employeur doit toujours veiller à ce que ses salariés puissent exprimer leurs croyances religieuses et qu’ils soient traités de manière égalitaire, quelles que soient leurs convictions.
Il ne peut restreindre cette liberté au sein de son entreprise, au nom du principe de neutralité, qu’à une double condition : si cela est justifié par la nature des tâches accomplies et proportionné au but recherché.
Il peut pour cela intégrer une clause de portée générale au règlement intérieur de l’entreprise.
De même, il peut imposer une restriction individuelle à l’un de ses salariés ou catégorie de salariés uniquement si cela répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, c’est-à-dire objectivement dictée par la nature de l’activité exercée par ce salarié (contact avec la clientèle, hygiène ou sécurité par exemple), et pour autant que l’objectif poursuivi soit légitime et l’exigence proportionnée.
Benedicte Litzler et Adeline Dassonville. Avocats.
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